Champ d’orties

Histoires courtes, textes improvisés et gribouillages

Défi Marathon #7

4.5
(2)

Image par Aloísio Costa Latgé ACL de Pixabay

— Je vends des rêves.

— Pardon ?

J’avais forcément mal entendu. Il vendait des rêves ? Ça n’avait aucun sens ! Et ce n’était pas le produit qu’il m’avait promis.

— Je vends des rêves. Regarde.

En parlant, l’homme avait ouvert une petite mallette. L’intérieur était divisé en dizaines de petites cases, remplies de pilules colorées. Chaque case était soigneusement étiquetée, même si je n’arrivais pas à lire ce qui était indiqué. Il reprit la parole :

— Rien de plus simple pour le consommateur, tu vois. Il suffit de choisir un type de rêve, de payer, d’avaler la pilule quand on est prêt. Et hop, on part pour quelques heures d’un rêve personnalisable. Qu’est-ce que tu en dis ?

Il fallait avouer que cela paraissait tentant. Mais comme tout ce qui semble trop beau pour être vrai, ça l’était sûrement. Je n’arrivais pas à me défaire du sentiment qu’il y avait un piège quelque part.

— Et c’est sans danger ? Totalement sûr ? Aucun effet secondaire ?

Mon interlocuteur sourit comme si j’étais complètement stupide.

— Rien n’est totalement sûr dans ce monde, mon amie. Tu peux mourir en traversant la route. Mais en l’occurrence, mon produit n’est pas dangereux. Tu peux me faire confiance, il a été testé par des milliers de personnes au fil des années.

La meilleure façon de me conforter dans ma méfiance, c’était de me dire que je pouvais faire confiance. Les gens honnêtes n’ont pas besoin de préciser qu’on peut leur faire confiance. Et cet homme n’avait absolument pas l’attitude d’une personne honnête.

— Je vais avoir besoin d’y réfléchir encore un peu. Je ne veux pas proposer à mes clients un produit qui pourrait les rendre malades. J’imagine que je ne peux pas avoir une liste des composants ?

Cette fois, l’homme éclata de rire.

— Allons allons, soyons raisonnables. Mon offre est valable uniquement aujourd’hui, alors ne réfléchis pas trop. Tu pourrais avoir l’exclusivité, être la seule revendeuse de la ville. Ça signifie beaucoup de clients, et donc beaucoup d’argent. Une opportunité pareille, ce serait dommage de passer à côté. Mais c’est ta décision. Assure-toi juste de prendre la bonne…

Il commença à faire demi-tour, et je sentis que la conversation m’échappait. Après tout, je pouvais passer un accord, faire analyser sa cochonnerie, et ne décider qu’après si je la mettais en vente…

— Attendez !

Il se retourna lentement, un demi-sourire aux lèvres.

— Je savais que tu entendrais raison.

Il nous avait fallu une heure de plus pour parvenir à un accord, puis j’étais repartie avec la précieuse mallette. Une sensation de malaise me collait à la peau, et j’avais passé le trajet du retour à regarder par-dessus mon épaule. J’avais la désagréable impression d’être observée. Suivie. Je poussai un soupir de soulagement en poussant la porte arrière de mon bar, et pris soin de la verrouiller derrière moi. La façade était protégée par un lourd rideau de fer, je venais de refermer quatre verrous sur l’unique autre entrée, j’étais enfin en sécurité.

Je posai la marchandise sur le comptoir, et mes fesses sur un tabouret. Je me versai un grand verre d’eau, et observai les pilules. Vu le prix qu’elles m’avaient coûté, si je ne voulais pas me retrouver avec mon propriétaire sur le dos à la fin du mois, j’avais intérêt à pouvoir les revendre. Et vite !

Je me demandais si je n’avais pas commis une énorme connerie, quand même. J’avais toujours eu l’esprit pragmatique, mais là… À bien y penser, a posteriori, rien de ce que j’avais fait ne me semblait très rationnel. Je n’avais encore jamais investi dans un produit sans l’avoir testé moi-même. Si on m’avait même ne serait-ce que suggéré l’idée, la veille encore, j’aurais ricané et écarté l’hypothèse d’un simple revers de la main.

J’esquissai une grimace : est-ce que je ne venais pas de me laisser embobiner comme une bleue ? Il faut dire que ce type avait un charisme juste incroyable. Mon instinct avait eu beau me répéter en boucle qu’il avait l’air louche et que je devrais me méfier, j’avais bu ses paroles, et fini par y croire, à son histoire de pilules à rêver.

Bon. En tout cas, un dimanche matin aux aurores, je ne risquais pas de trouver un labo pour m’analyser tout ça. Allez. Autant en avoir le cœur net : je fouillai d’une main dans mon sac et attrapai mes lunettes. Puis je déchiffrai une à une les étiquettes.

J’hésitais… Pilule couleur bouton-d’or, ou couleur lavande ? Est-ce que je préférais me métamorphoser en mon animal de prédilection, ou planer par delà les nuages ? Je haussai les épaules, et tendis la main vers les comprimés jaunes : pas la peine de choisir, les aigles pomarins volent haut lors de leurs migrations.

— Tu vas vraiment faire ça ?

Je relevai les yeux. Évidemment. Je pouvais toujours compter sur lui pour venir me faire la morale, pile dans ces moments-là :

— Si tu avais été là pour me conseiller, tout à l’heure, au lieu de me laisser me débrouiller toute seule, la question ne se poserait peut-être pas !

— Tu as toi-même des doutes sur leur innocuité… Tu as dit que tu ne voulais pas risquer de rendre tes clients malades !

— Eh bien, justement. En l’occurrence, là, il ne s’agit pas de mes clients, mais de moi.

— Et si c’était de la drogue ?

— Quoi ?

— Oui, réfléchis. Tu ne crois pas que c’est exactement ça, le genre de marchandise qu’on te vend en te disant que ça va te faire rêver ? Ce ne serait pas plus crédible, comme explication ? Tu crois vraiment aux contes de fées, ou quoi ? Et si le plan, c’était juste de te rendre accro, pour que tu te mettes à dealer pour une organisation mafieuse qui cherche à s’implanter en ville ?

Je reposai la pilule. Il avait vraiment le don de m’agacer. Je le foudroyai du regard :

— Franchement, tu es sacrément mal placé pour me donner ce genre de leçon. Venir me railler sur mes croyances. Vu le temps que je passe à causer avec un fantôme…

Et voilà, je l’avais vexé. Il disparut en mimant un claquement de porte, et je me retrouvai seule à nouveau. Au pire quoi ? Si c’était effectivement de la drogue, une seule dose ne me rendrait pas accro. Et si c’était effectivement des rêves à disposition… Une seule façon de le savoir. Après avoir fait passer la pilule avec un grand verre d’eau, j’optai pour une installation confortable sur le canapé du salon à l’étage supérieur. Il fallait sûrement s’endormir pour que ça fasse effet. Personne ne peut rêver tout éveillé, si ? J’attendais le sommeil, mais c’est une douleur insoutenable qui crispa mon corps tout entier. J’avais l’impression que mes organes et mes membres se compressaient, que tout mon corps rétrécissait. Après une très longue minute de torture, je pus constater que c’était effectivement le cas. Et pour cause ! Au lieu de rêver tranquillement que j’étais un aigle pomarin, j’étais devenue un aigle pomarin. J’étendis mes ailes et tombai du canapé. Ce nouveau corps était tellement différent du mien que je n’arrivais pas vraiment à le maîtriser. Pour un petit vol au-dessus des nuages, il faudrait attendre une autre fois ! Me dandinant sur mes courtes pattes, je fis les cent pas dans le salon. Récapitulons. J’avais acheté l’équivalent d’une fortune en pilules de rêves. Je pensais que les pilules permettaient juste de faire des rêves agréables pendant qu’on dormait, mais de toute évidence ce n’était absolument pas le cas. Les pilules impactaient la vie réelle pour qu’elle corresponde au rêve choisi. C’était du génie ! Et c’était absolument immoral et terrifiant aussi. Mais je n’avais aucun doute sur la question : mes clients seraient prêts à payer pour ce genre d’expérience. Seul problème : comment faire pour retrouver mon corps à moi ? Les pilules n’étaient pas fournies avec une notice explicative, et je n’avais aucune idée de la durée d’action de ces cochonneries. Je fis une nouvelle tentative avec mes ailes et pus constater que je me débrouillais bien mieux. Après quelques tâtonnements et chutes, je réussis à décoller et à planer quelques secondes. Pas suffisamment pour me donner envie de tenter cela en conditions réelles, mais la sensation était plaisante.

— Tu vas te casser un truc avec tes bêtises.

Le ton blasé de Neil cachait une inquiétude réelle, et je m’en voulais un peu de lui infliger cela. 

— Mais non tout va bien ! Je maîtrise de mieux en mieux mes ailes !

J’avais voulu essayer de le rassurer, mais au lieu de mots, c’est un cri perçant qui sortit de ma bouche. Évidemment. Un aigle pomarin n’a pas la capacité de parler. Neil éclata d’un rire moqueur.

— T’as l’air maline comme ça, tiens ! Tu penses toujours que c’est une bonne idée ? 

J’essayais de lui tourner le dos de manière outrée, mais il est possible que mon effet ait été gâché par le fait que je mesure soixante centimètres de haut. Je commençais à avoir hâte de retrouver mon corps, pour pouvoir recommencer à me disputer correctement avec Neil. 

— Allez, fais pas la tête, je rigolais… Montre tes ailes un peu ?

Sans me retourner, je déployais mes ailes en grand. En voulant me retourner pour parader, je fis tomber tout ce qui traînait sur la table basse, sur l’étagère à côté, et sur le meuble télé. Maîtriser une envergure de presque un mètre cinquante dans un petit appartement n’a rien d’une partie de plaisir, surtout quand on est face à un fantôme qui rit tellement fort que s’il était encore vivant il en aurait mal aux abdos.

— Yuk yuk yuk yuk !

Zut. J’avais beau savoir quel son sortirait de mon bec, c’était plus fort que moi, il fallait que je lui réponde. Ce grand échalas commençait à sérieusement me chauffer… Et comme mon sens de la répartie n’était pas au meilleur de sa forme, il profitait de mon handicap pour se moquer sans vergogne !

Plutôt risquer de me casser une aile que continuer à subir ça…

Avec toute la dignité que me permettait ma condition présente, je me dandinais d’une patte sur l’autre en direction de la salle d’eau. Pour la première fois depuis bien des années, je bénis ce défaut d’aération qui m’arrachait régulièrement des flots de jurons, et que mon propriétaire refusait d’admettre. La porte et la lucarne grandes ouvertes pour éviter l’apparition de moisissures au plafond me seraient aujourd’hui bien utiles !

Neil apparut dans l’embrasure de la fenêtre. Il ne riait plus. Il était blanc comme un linge.

— Yuk ! Yuk yuk ! Ah ! Voilà un teint qui convient mieux à quelqu’un de ton espèce !

— Tu… Tu ne vas pas faire ce que je crois que tu vas faire, hein ?

Je dépliai mes ailes avec prudence.

— Yuk ! Si. Exactement !

— Non, arrête… Promis, je ne me moque plus.

Il écarta les bras, comme pour me barrer la route :

— De toute façon, je ne te laisserai pas passer.

Il dut déceler la lueur d’ironie dans mes yeux, car il soupira :

— Oh, ça va. Je sais ! Pas la peine de me le rappeler… Mais je croyais que tu n’aimais pas ça, me traverser ?

Ben non, je n’aime pas ça. Ça me donne l’impression d’être à poil dans le brouillard en plein hiver. Mais bon, entre ça pendant deux secondes, ou rester coincée là avec toi pendant deux heures…

Un seul battement d’ailes, tout en souplesse, et je me retrouvai perchée sur le rebord de la fenêtre. Je commençais à bien maîtriser le geste !

Le froid humide me fit frissonner. Je gonflai mes plumes. Neil recula. Il flottait dans le vide, face à moi, à quatre mètres du sol. Ah oui. Bien sûr. Quelle idiote ! J’avais oublié : lui aussi savait voler… Il n’allait donc pas me lâcher ?

— Pour la dernière fois, s’il te plaît, sois raisonnable… Arrête, je t’en prie… Arrête ! Tu ne sais même pas combien de temps dure l’effet de ces pilules ! Tu pourrais t…

Je n’entendis pas la fin de sa phrase. J’avais pris mon envol.

Ah, c’était autre chose que dans mon appartement ! Quelle sensation grisante ! Jamais je ne m’étais sentie aussi libre ! Je planai au-dessus de mon bar, je poussai jusqu’au bout de la rue, je m’enhardis et longeai le petit bois de hêtres… Puis j’aperçus l’église. J’avais toujours eu envie de grimper en haut du clocher. Je profitai d’un courant ascendant pour m’y laisser porter, et m’y posai un instant pour m’emplir de l’illusion de dominer la ville.

Neil apparut aussitôt, la mine catastrophée.

— Tu es folle… Au moins, par pitié, ne vole pas si haut !

Sa voix m’implorait :

— Tu… Tu es beaucoup trop jeune pour mourir…

Ah oui ? J’ai pourtant quatre ans de plus que toi le jour de l’accident. Tu n’étais pas trop jeune, toi, pour mourir et m’abandonner ainsi ?

Plus rien ne comptait. Seul l’appel des airs. Je voulais m’enivrer. Voler, encore et encore. Je déployai mes ailes, m’élançai dans le vide, et grimpai. Plus haut. Toujours plus haut.

La douleur me prit alors que je planais à plusieurs centaines de mètres d’altitude. Je songeai non sans dérision que la souffrance de la métamorphose se verrait abrégée, cette fois-ci.

Désolée, tu avais raison, Neil. Attends-moi… 

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