Champ d’orties

Histoires courtes, textes improvisés et gribouillages

Cœur brisé et tasse de thé

4.7
(3)

Nouveau texte à 4 mains, écrit avec ma complice Catherine Phan Van! Vous pouvez la retrouver sur son site, et sur Twitter.

*

M’attends pas ce soir, j’ai rencontré quelqu’un d’autre. Coup de foudre. Réciproque, en plus ! T’imagines ? Une chance pareille, obligé, je pouvais pas la laisser passer. Allez, sans rancune, j’espère.

Elle relut le message une seconde fois puis fourra son téléphone d’un geste rageur dans son sac. Sans rancune ! Non mais quel culot ! Il aurait au moins pu avoir le cran de le lui annoncer de vive voix ! Tu parles. Même pas. Juste un SMS. Envoyé en plein milieu de matinée, alors qu’elle était au boulot et qu’il savait très bien qu’elle ne pouvait pas le rappeler. C’était vraiment des manières de connard. Et un 14 février, pour couronner le tout ! Elle mordit furieusement dans son sandwich et accéléra le pas pour se réchauffer. Merde, dire qu’elle avait dépensé une petite fortune pour des billets du concert de son groupe préféré. Un coup de Nora, sa meilleure amie, qui en avait profité pour lui faire la leçon : « Quoi ? T’es en couple et t’as pas encore acheté de cadeau de St Valentin à ton mec ? Toi alors, t’es vraiment irrécupérable… Allez, dis-moi tout sur lui, que je t’aide à trouver LE cadeau ! Tu me remercieras plus tard. »
Elle fouilla son sac, en sortit à nouveau son téléphone et avala péniblement une bouchée à demi mastiquée. Messagerie vocale… Elle aurait aimé parler un peu. Se défouler. Tant pis. Pour la peine, elle la ferait mariner.
— Nora ? J’espère que t’aimes le rap. C’était ton idée, après tout. Rendez-vous ce soir 21 h devant l’Arena. T’as intérêt à te pointer !
Avec un peu de chance, elles trouveraient à revendre les places à la sauvette et pourraient passer une soirée sympa entre filles. Parce que bon, le rap…
Elle raccrocha, pianota du bout des pouces : «Mes condoléances à elle», hésita, effaça tout. Non. Il ne méritait pas sa colère. L’ignorer. Le rayer de sa vie. Oublier que deux semaines plus tôt encore, il lui parlait d’emménager ensemble, l’incitait à rendre son appartement. Heureusement qu’elle ne s’était pas précipitée. Se retrouver célibataire, surtout à moins de trente ans, on avait connu pire. Même si, OK, se faire larguer de cette façon-là, c’était pas le pied. Mais être à la rue, c’était un sacré stade au-dessus, quand même.
Elle termina son sandwich et croqua avec gourmandise dans le beignet par lequel elle s’était laissée tenter. Elle ralentit, ferma les paupières, s’accorda quelques secondes pour mieux apprécier les saveurs. Du gras et du sucre, rien de tel pour se remonter le moral.
Elle inspira profondément, ouvrit les yeux et vérifia l’heure. Encore vingt minutes de pause, autant continuer à marcher un peu. Elle s’arrêta soudain, revint trois pas en arrière. Là, dans cette vitrine. Elle en observa attentivement le contenu. Rien. Un frisson la parcourut : elle étant pourtant sûre d’y avoir aperçu… Non. Impossible.
Du chocolat lui coula sur le pouce. Elle engloutit ce qui restait de son dessert, lécha ses doigts et, sans réfléchir, poussa la porte de la boutique.

Le son du carillon la fit sursauter, et elle retint un sourire moqueur. Ce foutu texto l’avait vraiment mise à cran. La boutique était déserte, à l’exception d’une vendeuse qui déballait des cartons à toute vitesse. L’ensemble dégageait une sensation de bric-à-brac confortable. Les bâtonnets d’encens côtoyaient les cartes de tarot, des plantes avaient envahi le moindre espace libre, des livres ésotériques s’empilaient selon une méthode de classement inconnue au bataillon, mais une harmonie se dégageait de ce lieu. Secouant la tête, Alicia avança vers le fond du magasin. Elle ne pouvait pas avoir vu… De toute façon, elle était la seule cliente. La vendeuse émergea enfin de ses cartons, et l’interpella d’une voix chantante :
— Je peux vous renseigner ?
Alicia se retrouva à bafouiller comme une enfant prise en faute.
— Euh non, je passais et j’ai cru voir… Alors je suis entrée mais je n’ai besoin de rien, c’était juste que…
La vendeuse lui souriait d’un air entendu.
— Vous avez cru voir un être cher ? Ce ne serait pas la première fois, des gens viennent de loin pour espérer entrer en contact avec une personne… Disparue.
Alors qu’elle terminait sa phrase, Alicia eut l’impression que toute chaleur avait disparu des lieux. Elle sentit la chair de poule se former sur ses bras et ne put retenir un frisson. Elle recula machinalement de quelques pas, tâtonnant pour trouver la poignée de la porte derrière elle. La vendeuse l’observait toujours.
— Vous n’avez rien à craindre, ils ne vous feront rien. Vous devriez venir vous asseoir, je vais vous faire du thé.
Du thé ! Alicia n’avait qu’une seule envie : prendre ses jambes à son cou et ne jamais remettre les pieds dans cet endroit. Quelque chose la retenait, pourtant. Cette vision qui n’avait duré qu’une fraction de seconde, ce sourire qu’elle connaissait si bien… Elle avait besoin d’être sûre, mais elle était terrorisée par ce qui l’attendait peut-être si elle restait ici. Les pensées tournaient et s’entrechoquaient dans sa tête, et ce n’est qu’en sentant la main de la vendeuse sur son bras qu’elle reprit pied dans la réalité. 
— Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. C’est normal d’être bouleversée. Parlez-moi d’elle, ça vous fera du bien.
Sans se demander comment la vendeuse savait qui était « elle », Alicia la suivit jusqu’à la réserve, où elle se laissa tomber sur un coussin moelleux. Elle saisit une tasse de thé pour se donner contenance plus que par envie, et commença d’une voix cassée par l’émotion :
— C’était ma sœur. Elle a eu un accident de voiture l’été dernier. On a longtemps cru… Les médecins pensaient qu’elle pourrait s’en tirer, mais trois semaines plus tard…
Elle détourna la tête en sentant les larmes couler sur ses joues, mais reprit :
— Elle n’aurait même pas dû être dans cette voiture. Je devais aller la chercher, mais j’étais énervée, débordée, et je l’ai envoyée promener.
La vendeuse gardait le silence, mais tournait autour d’elle, dessinant au sol des symboles qu’Alicia n’avait jamais vus.
— Vous avez besoin de lui parler. Appelons-la.
Elle s’assit face à elle et lui adressa un sourire mystérieux.
— Mais je vous en prie, prenez d’abord le temps de terminer votre thé…
Malgré la douceur du ton employé, la phrase sonnait davantage comme une injonction que comme une invitation. À petites gorgées, Alicia avala le liquide brûlant et parfumé. Alors qu’elle buvait, mille pensées contradictoires se bousculaient dans son esprit :
– N’importe quoi, tu ne vois pas que c’est une grosse arnaque ?
– Non, je… Il faut que je reste, je dois savoir !
– Rassure-moi, tu ne vas quand même pas te mettre à croire aux esprits ?
– Bien-sûr que non ! Mais dans la vitrine… C’était Émilia ! C’était vraiment elle, j’en suis sûre !
– Mais bon sang, sauve-toi d’ici avant de te faire plumer !
– Je ne peux pas… S’il y a la moindre chance… Je veux pouvoir lui dire…
Elle leva la tête. La femme avait pris ses mains entre les siennes. Elle la débarrassa de sa tasse vide et la posa à l’écart, sur une petite table basse, avant de plonger ses yeux dans les siens.
— Vous êtes prête ?
Alicia inspira profondément et acquiesça du bout des lèvres.
— Je… Oui, je crois…
Ses idées semblaient s’embrumer. Le thé, elle a drogué le thé ! fut sa dernière pensée cohérente. Elle se sentit bientôt flotter, comme en apesanteur. Un brouillard bleuté montait avec paresse des arabesques tracées à la craie autour d’elle.
— Laissez vos émotions vous guider…
Elle ferma les yeux, libéra sans retenue les larmes qu’elle avait jusque-là tenté de contenir de son mieux. Émilia. Oh, Émilia, si tu savais combien je m’en veux…
Elle tressaillit. Une main venait-elle d’effleurer ses cheveux ? Non, ce devait être un courant d’air… Elle souleva les paupières. Autour d’elle, des formes vaporeuses ondulaient lentement. Des silhouettes ?
Elle sentit une légère pression sur ses mains. Elle interrogea du regard la voyante qui, en retour, l’encouragea d’un simple et discret mouvement de menton. Alors, d’une voix tremblante, elle murmura :
— Émilia ?
Avait-elle rêvé ? Elle avait cru voir l’une des ombres s’immobiliser une fraction de seconde. Elle répéta avec un peu plus d’assurance :
— Émilia ?
L’ombre interrompit sa danse. Alicia s’enhardit encore :
— Émilia ? C’est moi, Alicia…
L’ombre parut soudain grandir. Elle se coula vers Alicia, qui écarquillait les yeux. La jeune femme eut à peine le temps de sentir les ongles de la voyante se planter dans ses paumes et d’entendre son cri d’effroi avant qu’un hurlement féroce n’envahisse son crâne et qu’un froid humide ne l’enserre de son étreinte.


*


Qu’est-ce que… Alicia émergea de sa torpeur avec difficulté. Une douleur lancinante derrière son œil droit lui arracha un gémissement. La sonnerie insistante qui retentissait non loin n’arrangeait rien. Elle saisit son sac abandonné sur le sol et attrapa son téléphone. La voix furieuse de Nora lui perça aussitôt les tympans.
— Alicia ? Tu trouves ça drôle ? Je te signale qu’il ne fait pas spécialement chaud, là. Tu comptes me faire poireauter encore longtemps ? Allô… Tu pourrais au moins t’excuser ! Allô ? Eh, tu m’écoutes ?
Alicia se redressa en chancelant. Le flou de la scène qui l’entourait s’estompa progressivement. Les symboles au sol avaient changé de couleur. Devant elle, la voyante gisait sur les coussins, immobile, les yeux exorbités.
Alicia se sentit blêmir :
— Nora ? Je crois qu’il s’est passé quelque chose…
Les mots s’étaient échappés d’elle en même temps que ses sanglots incontrôlables. Elle était presque sûre que Nora n’avait rien comprit à ses bafouillements, mais elle n’était pas sa meilleure amie pour rien, et était déjà en route pour la rejoindre. Alicia n’arrivait pas à détacher ses yeux du corps de la vendeuse. Elle fixait ses grands yeux écarquillés, qui semblaient continuer à voir des atrocités, détaillait les traits crispés, la bouche figée dans un hurlement silencieux. Elle n’osait pas s’approcher. Une petite voix rationnelle lui soufflait de s’approcher, au moins pour vérifier si son cœur battait encore, mais elle ne parvenait pas à faire obéir son corps. Elle n’arrivait même pas à arrêter les larmes qui coulaient toujours sur ses joues. 
C’est ainsi que Nora la trouva, assise dos au mur, les genoux contre la poitrine, le corps secoué de sanglots. Prenant les choses en main, elle commença par appeler les secours, puis s’accroupit vers son amie.
— Tu peux me raconter ?
Sans croiser son regard, Alicia secoua la tête. Elle se sentait incapable de mettre des mots sur ce qui s’était passé. Sur ce qu’elle avait cru voir. Nora insista :
— Tu vas devoir raconter à la police, tu devrais déjà essayer de m’expliquer à moi, non ? Je peux tout entendre, je ne te jugerai pas, je veux juste t’aider.
— J’ai vu…
Alicia avait la voix cassée par ses larmes, mais elle reprit courageusement.
— J’ai vu Émilia. En passant devant la boutique, je l’ai vue, alors je suis entrée. Et après… C’est flou. J’ai bu du thé.
Elle pointa un doigt tremblant vers le corps de la vendeuse.
— Elle a dit… Elle a dit qu’on allait appeler Émilia. Elle a commencé à dessiner ces trucs par terre, mais ils étaient blancs à ce moment, pas noir. Et le thé avait un drôle de goût, et j’ai commencé à voir des ombres.
Nora frissonna malgré la chaleur ambiante.
— Quel genre d’ombres ?
— Je sais pas, des silhouettes. Il y en a une qui s’est approchée, c’était forcément Émilia ! Et après… Après…
Elle se prit la tête entre les mains, comme pour essayer de faire revenir les souvenirs qui la fuyaient.
— J’ai entendu un hurlement. Dans ma tête. Et la douleur, la douleur était pire que tout. J’ai du m’évanouir, parce qu’après c’est le trou noir jusqu’au moment où j’ai ouvert les yeux et découvert.
Ses sanglots reprirent. 


Nora était en train d’examiner la tasse de thé tombée au sol, en prenant soin de ne rien toucher, quand elle perçut un mouvement du coin de l’œil. Elle hurla avant de réaliser ce qu’elle voyait. Le corps de la vendeuse s’était redressé, les yeux toujours écarquillés, mais la bouche fermée. Elle vit les mains commencer à s’agiter, passant sur les différentes parties du corps, finissant par le visage où elles refermèrent les paupières figées. Un large sourire remplaçait le masque terrifié. Figée, Nora observa le corps se lever, puis aller s’accroupir face à Alicia qui paraissait sur le point de s’évanouir à nouveau. Elle vit le visage s’approcher de son amie, la bouche tout près de son oreille, et perçut ce qu’il murmura.
— Salut frangine. Je t’ai manqué ?

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