Champ d’orties

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À bord du Parangon

4.7
(6)

– C’est à toi Max.
Je repose mes cartes, et attrape mon verre pour prendre une gorgée de rhum. Il faut le savourer, nous sommes presque à la fin du stock. Je ne sais pas si nous pourrons aborder un autre vaisseau avant d’atteindre l’astroport de Tortuga. Ce coin de la voie lactée est beaucoup trop désert pour faire nos affaires. Des pirates qui ne peuvent aborder personne, ce ne sont plus vraiment des pirates ! Le capitaine le sait bien, et en temps normal nous n’aurions jamais orienté nos propulseurs vers ce trou perdu. Mais forcément, quand un soi disant ami de longue date refile un soi disant tuyau, on a au moins la politesse de le vérifier ! Et voilà où ça nous a mené, au milieu de rien du tout. Deux abordages seulement, en plus de trois mois, quelle pitié. Les jours se traînent, et tout le monde est sur les nerfs. C’est sensible un équipage pirate, on ne dirait pas comme ça, mais il faut le bichonner si on veut éviter de se retrouver subitement face à une mutinerie. Il faut ménager les susceptibilités, valoriser ceux qui ont besoin de l’être, calmer les fortes têtes… Moi bien sûr, je suis facile à gérer. J’ai calmé les ardeurs de quelques uns dès mon premier jour à bord, en cassant un nez, une cheville, et en arrachant un morceau d’oreille. Depuis on me laisse tranquille, et je fais ma vie à bord. Je me suis même fait quelques amis, ce qui ne veut pas dire que je dors sur mes deux oreilles. C’est chacun pour sa peau ici !
Le Parangon est un vieux vaisseau capricieux, mais ses propulseurs sont vaillants, et notre mécanicienne est une magicienne. À chaque escale elle négocie les meilleurs prix pour des pièces dont nous pourrions avoir besoin, et sait tout remplacer en un tour de main. Je ne l’avouerai jamais, mais je pense qu’elle est la personne que j’apprécie le plus à bord. En dehors du capitaine bien sûr, mais il ne compte pas, c’est mon frère.
Cette partie de poker s’éternise, et je suis partagée entre l’envie d’y mettre fin en abandonnant mes gains, et l’envie de mettre à Max la pâtée qu’il mérite. Mon hésitation prend fin subitement, avec le rugissement de l’alarme de bord. Les lumières s’éteignent, et l’éclairage de secours prend le relais, nous plongeant dans une pénombre rougeâtre qui pousse facilement les moins aguerris dans les bras d’une angoisse sourde. Je n’ai pas ressenti de choc, nous n’avons donc probablement rien heurté. Un abordage ? Ce serait surprenant. Alors quoi ? Mes pieds ont machinalement pris le chemin du poste de commande, dans lequel je retrouve mon frère et la mécanicienne – Miya. Vu leurs têtes, on est mal. Mon frère prend la paroles avec la radio de bord.

«Mes chers amis ! Comme vous pouvez le constater, notre générateur principal a choisi de s’offrir quelques vacances. La bonne nouvelle, c’est que nous avons un générateur de secours. La mauvaise, c’est que c’est lui qui alimente nos systèmes de survie. Oh, rien de très important, juste ce qui nous permet de respirer, de nous maintenir au chaud, et aussi le recycleur d’eau. Un choix intéressant s’offre à nous : nous pouvons rester à dériver dans le noir, tout en continuant à respirer, ou alors nous pouvons rallumer les lumières et les moteurs, et croiser les doigts pour que l’oxygène restant nous permette de survivre jusqu’à un port d’attache. Si vous avez des idées, n’hésitez pas me rejoindre sur le pont pour les partager avec moi ! »
Il repose la radio en soupirant. Effectivement, on est plutôt dans la merde. L’astroport le plus proche est à au moins quatre jour de vol, et notre oxygène ne nous maintiendra pas en vie jusque là.
Max passe la tête par la porte.
«Je sais que vous ne voulez pas en entendre parler, mais le Kelsigr…»
Mon frère bondit pour lui claquer la porte au nez. Le message est clair : plutôt crever. Je peux comprendre, le Kelsigr c’est un peu l’enfer sur terre. Enfin dans l’espace, on se comprend. Je ne l’ai jamais vu de mes propres yeux, mais ce que j’ai entendu n’a rien de réjouissant. Apparemment il s’agit d’un vaisseau hybride, une sorte d’agglomérat de vaisseaux en perdition qui ont été rassemblés à la diable pour former une ville dérivant dans l’espace. Ses habitants ? Des criminels, des bannis, tout ce que la société peut produire de pire, et qui finit par ne plus y trouver sa place. De nombreuses légendes courent sur le Kelsigr. On entend des rumeurs de cannibalisme, de traite d’humains, certains disent que les parois extérieures de ce vaisseaux monstrueux sont couvertes «du sang d’honnêtes gens». En tant normal, l’idée d’y amarrer le Parangon le temps des réparations ne me réjouirait pas, mais entre ça ou mourir… Mon frère a l’air d’avoir fait son choix en tout cas, j’imagine qu’il n’a aucune envie de prendre le risque que l’équipage entier se retrouve réduit en esclavage. Ou pire.

Sur une idée de Miya, nous essayons d’alterner l’utilisation du générateur de secours. Pendant quelques heures il nous propulse, et nous sentons l’air se raréfier, puis elle le rebascule sur les systèmes de survie, et nous pouvons respirer à plein poumons pendant que le Parangon dérive. Après la troisième bascule, les veilleuses rouges du générateur de secours commencent à clignoter. Il faiblit, et s’il s’arrête complètement… Ma foi, nous survivront quelques heures, puis nous mourrons. Je ne sais pas si le froid nous tuera avant le manque d’oxygène, ceci dit. Nous sommes des pirates, la mort ne nous fait pas peur, nous la côtoyons tous les jours. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes pressés de la rencontrer, et j’aimerais vraiment qu’on atteigne un port avant que le générateur ne rende l’âme.
Un choc attire soudain mon attention, et subitement toutes les lumières se rallument. Un port ! Nous avons atteint un port! C’est la seule explication : le raccordement à un port nous permet de profiter de son système électrique. Miya va pouvoir contacter les ferrailleurs locaux, trouver de quoi réparer, et nous repartirons tranquillement. Quel soulagement ! Je me précipite vers le sas, j’ai tellement hâte de voir où nous nous sommes accrochés. Des mains me saisissent soudain, et je hurle avant de réaliser qu’il s’agit de mon frère. Il me fait signe de me taire, et nous fait descendre dans l’une des caches sous le pont, ces caches qui nous servent à passer nos prises de contrebande.
«Reste-là. Pas un bruit, pas un mouvement, je viendrai te chercher».
Il referme la trappe, et j’entends ses pas s’éloigner. Je ne sais pas ce qui lui fait peur, et je me sens un peu humiliée. Je sais me protéger, j’ai vécu dans les ports autant que lui, je m’en suis toujours débrouillée. Je connais même son vaisseau mieux que lui : il ignore qu’à l’autre extrémité de la cache il y a une sortie qui mène à l’incinérateur. En théorie il devrait être coupé pour l’instant, nous ne l’allumons jamais quand nous sommes amarrés. Si mon frère ne revient pas rapidement, j’essaierai de sortir par là. Je visiterai ce port, qu’il le veuille ou non ! En attendant, je prends mon mal en patience. Je joue avec mon collier, un bête écrou au bout d’une chaîne, un bijou sans valeur que j’avais fabriqué petite et porté avec une fierté immense. J’entends des pas, des éclats de voix, trop loin pour être intelligibles, puis le silence. Je décide d’attendre une heure de plus, histoire d’être sûre de ne pas tomber sur mon frère au moment où je lui désobéirai. C’est long, une heure, quand on est enfermée dans une cachette sous le plancher. L’heure atteinte, j’attends cinq minutes supplémentaires, par acquis de conscience, puis je me glisse sur le ventre vers la sortie. Ça me prend plus de temps que prévu, la dernière fois je n’avais que 12 ans, et je me faufilais beaucoup plus facilement. Après un coup de pied dans la grille, je m’extrais de mon refuge et atterris sur l’incinérateur. Il est à peine tiède, mais j’en descends vite, et je continue ma route. Où aller en premier ? Directement au sas ? Ou alors au poste de commande, histoire de jeter un œil dehors et de savoir où je vais mettre les pieds… L’impatience est trop grande, et je commence à m’avancer vers le sas quand je trébuche sur une chaussure. Qui aurait pu abandonner une chaussure ici ? Je trouve vite la réponse, juste après un virage. Max est étendu par terre, la gorge tranchée. Il n’y a curieusement aucune flaque de sang autour de lui, et j’enregistre ce fait d’une manière détachée, alors que tout mon être me hurle de partir en courant. Ou de vomir. Ou les deux. En tout cas de faire autre chose que rester plantée là à le fixer. Je me précipite au poste de commande, sans faire d’autre rencontre.

Nous sommes amarrés au Kelsigr.

Son apparence est hideuse, d’un brun terne, avec une construction qui n’a aucun sens, des morceaux de vaisseaux qui partent dans tous les sens. Mon frère et les autres sont enchaînés dans la zone d’amarrage mais n’ont pas l’air blessés. C’est à ce moment qu’il arrive. Il est grand, couvert de sang, et tiens à la main une scie de boucher, comme s’il sortait d’un abattoir où il aurait dépecé des animaux. Sur un signe de sa main, d’autres personnes arrivent, une dizaine au moins. Deux d’entre eux déverrouillent les amarres de Parangon, pendant que les autres escortent mes plus vieux amis vers un destin qui ne me paraît pas souriant.
Me voilà dans un vaisseau sans électricité, avec pour toute compagnie le cadavre de mon meilleur ami, et aucun espoir de m’en sortir vivante. Belle perspective.

Note de bas de page : J’ai emprunté le nom du Parangon à l’incroyable Robin Hobb. Le Parangon apparaît pour la première fois dans la série Les Aventuriers de la Mer, que je vous encourage à lire (ainsi que L’Assassin Royal).

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