Champ d’orties

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Une affaire de dosage

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Image : École vecteur créé par upklyak – fr.freepik.com

Agmer se redressa en s’étirant. Il avait enfin fini. Toutes ces heures de travail, ce temps passé enfermé dans son laboratoire sombre et enfumé, tout cela allait enfin payer. Sa préparation bouillonnait doucement. Encore cinq minutes, et il pourrait la transférer dans la fiole adaptée,

celle qu’il avait préparée plusieurs mois auparavant. Une fiole en argent, recouverte de runes. Il n’était pas vraiment sûr de cette partie. Les runes étaient censées décupler le pouvoir de la potion, la rendre plus efficace, mais rien ne prouvait que ce serait le cas. Si cela fonctionnait, tant

mieux, mais dans le cas contraire, il ne perdait rien à essayer : sa potion se suffirait à elle-même.

Il éteignit le feu sans se presser. La précipitation était inutile, il avait tout son temps, malgré l’impatience qui faisait palpiter son coeur. Il transvasa soigneusement la mixture dans sa fiole, veillant à ne pas en perdre une goutte. Il referma la fiole et s’autorisa un sourire satisfait, avant de se diriger vers une petite porte au fond de son laboratoire. Il l’ouvrit violemment, la faisant claquer contre le mur.

– IL EST TEMPS.

Le cri lui avait échappé. Lui qui était habituellement si discret, pratiquement silencieux, une ombre parmi les ombres, il se sentait habité d’un pouvoir incroyable. Et il comptait bien s’en servir.

– Toutes ces années de haine touchent à leur fin. Tu ne pourras plus jamais me détester, me rabaisser. Je ne souffrirai plus jamais de tes remarques, je ne verrai plus jamais ton regard dégoûté à chaque fois que tu m’aperçois. Cette époque est révolue. Je mérite mieux que ça, je mérite de l’amour et de la confiance. C’est fini, tu m’entends ? C’EST FINI !

Agmer était à bout de souffle. Il n’aurait jamais pensé avoir autant de rancoeur au fond de lui. Il se sentait vide à présent, épuisé. Pourquoi était-ce si dur ? Le plan était simple : préparer la potion, administrer la potion, tourner la page. Et au moment crucial, il se sentait soudainement faiblir. Pourquoi ? Comment pouvait-il flancher, si près du but ? Il ne pouvait pas laisser la haine gagner, il le savait. Cette potion était la seule solution. Son dernier espoir, sa dernière chance. Il avait tout essayé : la méthode douce, les cajoleries, l’aide de professionnels, guérisseurs, chamans, charlatans en tous genres. Rien n’avait fonctionné. Il avait fini par se résigner, par passer des années à supporter cette haine brûlante, à vivre en l’affrontant chaque jour, la laissant le ronger petit à petit. Mais il n’en pouvait plus. Il avait atteint ses limites, il le savait. S’il ne faisait rien, il finirait par sombrer dans la folie, la dépression, ou les deux.

Alors il s’était plongé dans ses grimoires. Il avait bravé l’une des règles de l’alchimie, celle qui voulait que rien ne puisse forcer une personne à ressentir de l’amour pour une autre. Il s’était senti mal à cette idée, lui qui avait toujours pratiqué son art en en suivant scrupuleusement les règles. S’il cédait sur ce point, quelle serait la prochaine étape ? Ressusciter les morts ? Ces pratiques contre-nature ne pouvaient pas devenir son quotidien. Il se l’était promis : ce philtre d’amour, ce serait son unique entorse aux règles. Une seule potion, une seule fois. Il ne recommencerait jamais, il n’irait jamais plus loin. C’était le pacte qu’il avait passé avec lui même pour apaiser sa conscience. Après tout, personne n’allait en souffrir. Il n’avait pas de mauvaises intentions, il faisait cela pour rendre le monde… Un peu meilleur.

Il avait beau se répéter cela comme un mantra, ses arguments lui paraissaient chaque fois un peu plus faibles. Moins nobles, de plus en plus bancals. Avait-il vraiment raison d’aller aussi loin ? À sa

connaissance, cette potion n’avait jamais été testée. Il pouvait, sans le savoir, courir droit à la catastrophe. Et s’il avait concocté sans le savoir un poison mortel ? Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Ne pouvait-il pas prendre sur lui, supporter encore un peu cette inimitié ? Agmer s’était laissé tomber par terre, dos au mur. Il regardait la fiole qu’il tenait entre ses mains, se laissait hypnotiser par ces runes qu’il avait si soigneusement gravées. Il se sentait perdu. Après avoir passé

tellement de temps concentré sur sa tâche, il se sentait vide. Il craignait de ne pas être à la hauteur, de découvrir que sa potion ne permettait pas de résoudre son problème. Et si rien ne s’arrangeait après l’avoir administrée ? Si rien n’évoluait, et que, pire, son échec le faisait retomber encore plus bas ?

La sonnerie d’un carillon le tira de sa douloureuse introspection. Quelqu’un venait lui acheter quelque chose. Une potion pour soigner des cors au pied, ou calmer une éruption de boutons. Tellement futile, par rapport à ses ambitions, mais totalement indispensable pour les braves

gens qui se déplaçaient jusqu’à sa boutique. Il se releva en soupirant, se préparant à afficher son plus beau sourire de commerçant, et sortit de son laboratoire pour atteindre son comptoir de vente.

– Tu as une tête à faire peur Agmer. Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi ? Et qu’est-ce que c’est que cette odeur ?

Agmer soupira. Dakim était l’un de ses plus vieux amis, et à ce titre, il se croyait autorisé à dire ce qui lui passait par la tête, appelant ça de la franchise quand d’autres pouvaient interpréter ça comme de la mauvaise éducation.

– Je suis occupé Dakim. Si tu n’as besoin de rien, je ne te retiens pas, j’ai énormément de choses à terminer.

– Tu es en train de te tuer à petit feu surtout. Personne ne t’a vu sortir d’ici depuis des jours. Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? Quand t’es-tu lavé pour la dernière fois ?

Dakim commença à se diriger vers le laboratoire, prêt à en pousser la porte, mais Agmer se jeta devant lui pour lui bloquer le passage.

– Je ne te retiens pas Dakim. Tu peux partir.

Sa voix dégageait plus d’assurance et d’autorité qu’il n’en ressentait réellement, et il fut soulagé un voyant une lueur de doute dans le regard de Dakim.

– Tu m’inquiètes mon ami. Je vais te laisser pour l’instant, mais je repasserai. Et tu sortira d’ici, de gré ou de force. Regarde toi dans un miroir, tu ressembles à un cadavre.

Les derniers mots de Dakim résonnait encore dans son esprit quand Agmer retrouva le calme de son laboratoire. S’était-il vraiment laissé aller à ce point ? L’hésitation le rongeait. Certes, il attendait ce moment depuis de longues années, mais justement, il n’était plus à quelques heures près, si ? L’indécision l’empêchait d’agir. Devait-il remonter immédiatement dans son laboratoire, administrer la potion, et espérer que cela fonctionne ? Ou pouvait-il s’octroyer quelques jours de repos, réfléchir posément à l’acte qu’il s’apprêtait à commettre, et éventuellement trouver une solution alternative ? Il réalisa qu’il était resté immobile dans sa boutique pendant de longues heures lorsque l’obscurité l’entoura et qu’en levant les yeux il vit que la nuit était tombée. Allons, une nuit de sommeil ne changerait pas grand-chose après tout. Ni un vrai repas, pour une fois. Il reprit l’escalier vers son

laboratoire, mais continua sa montée jusqu’à l’étage où se trouvait sa chambre. Il prit le temps de se laver, savourant la sensation de propre qu’il n’avait effectivement pas ressentie depuis longtemps. Maudit Dakim. Il avait trop souvent raison, cela finirait par lui jouer des tours. Une fois sec et emmitouflé dans son peignoir le moins élimé, il commença à préparer son dîner. Il eut l’impression de vivre le dernier jour de cette vie, comme si ce qu’il allait accomplir le lendemain marquait un tournant définitif. C’était le cas après tout. Il savoura d’autant plus ce repas qu’il n’avait rien mangé de consistant depuis trop longtemps, et fut surpris de redécouvrir le goût des aliments cuisinés. Il

termina son repas en s’accordant un petit verre d’un alcool distillé par Dakim, qui méritait plus le titre d’anesthésiant que d’alcool, tant il était fort et peu goûteux. Il espérait que cela lui permettrait de dormir paisiblement jusqu’au matin. Ce matin décisif, celui sur lequel reposaient tous ses espoirs. Il ne reculerait plus. Une dernière nuit de sommeil, puis il passerait à l’acte. Il s’endormit dès que sa tête toucha l’oreiller, et ne se réveilla qu’au milieu du jour suivant, totalement hagard. La fatigue l’avait rattrapé, et le fait de se réveiller si tard lui laissait un goût amer dans la bouche. À moins que ce ne soit l’alcool de Dakim. Il se leva en chancelant, et tituba jusqu’à sa porte. Là, s’aidant du chambranle, il se redressa, reprenant contenance. Il prit quelques instant pour retrouver ses esprits,

et se dirigea d’un pas décidé vers son laboratoire. Il ouvrit la porte à la volée, avança jusqu’à la petite porte, et l’ouvrit sans hésiter. Il la referma doucement, puis avança jusqu’au milieu de la pièce, pour s’agenouiller au centre du pentacle dessiné au sol.

Il se trouvait face à un grand miroir, dans lequel son reflet lui rendait son regard. Sans se quitter des yeux, déterminé à mettre fin à des années de haine, de dévalorisation et de déception, il but d’une traite ce philtre d’amour. Cette potion qui devait lui permettre, enfin, de s’aimer comme chacun devrait s’aimer.

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