Champ d’orties

Histoires courtes, textes improvisés et gribouillages

Réflexion

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Image par Hands off my tags! Michael Gaida de Pixabay

Léona extirpe un bras de sous sa couette, pour essayer d’éteindre à l’aveuglette son réveil. 6h45. Elle a exactement une demi heure pour se préparer avant d’affronter les quarante cinq minutes de transport en commun qui la mèneront en cours. Après un long soupir, elle glisse une jambe hors de la couette. Et la ramène immédiatement dessous. Le radiateur a encore dû s’éteindre dans la nuit, et le froid est mordant dans son petit studio. Son réveil sonne à nouveau. L’éteignant d’un geste rageur, elle sort rapidement de son lit. Laissant à son cerveau le temps de se réveiller, elle se laisse happer par la routine. Aller dans la salle de bain, faire couler l’eau de la douche. Passer aux toilettes, et donner un coup de poing dans la chasse d’eau pour la faire fonctionner. Revenir dans le salon-chambre-cuisine, et mettre en marche la machine à café. Aller prendre une douche rapide maintenant que l’eau est chaude, 10 minutes maximum, le temps que le café soit prêt. L’optimisation matinale élevée au rang d’art. Elle s’accorde 10 minutes pour siroter son café en parcourant les dernières actualités sur internet, enroulée dans sa serviette. Quelques minutes lui suffisent ensuite pour s’habiller, avant de retourner une dernière fois dans la salle de bain. Un coup d’œil dubitatif à sa tignasse, qu’elle ne prendra pas le temps de démêler ce matin. Les cheveux rassemblés par un élastique, il suffit de dire que c’est un chignon effet coiffé-décoiffé. Un regard sur sa montre : il lui reste 10 minutes avant de partir. Brosse à dents, dentifrice. Elle se regarde se brosser les dents dans le miroir. Ses cheveux ternes, ses yeux quelconques, ses cernes qui clament “Je manque de sommeil !”. La routine. Le brouillard matinal, qui anesthésie son cerveau. Quand son reflet lui fait un clin d’œil, elle lui en fait un en retour sans réfléchir.

Attendez.

Quoi ?

La brume noyant ses pensées se dissipe, et elle fixe d’un air incrédule son reflet. Qui lui renvoie un sourire éclatant.

Elle sort de la salle de bain à reculons, et ferme la porte. Son cerveau refuse d’admettre l’évidence, refuse d’admettre que ce qu’elle a vu est réel. Elle termine de se préparer avec des gestes précipités, et sort de chez elle en oubliant de fermer à clé. Une hallucination. C’était forcément une hallucination. Assise dans le bus, ses écouteurs sur les oreilles, elle se plonge dans un livre pour essayer de reprendre le contrôle de ses pensées. Ce répit n’est que de courte durée : du coin de l’oeil, elle perçoit un mouvement de l’autre côté de la vitre. Non, pas de l’autre côté. Sur la vitre. Elle ne peut s’empêcher de lever les yeux, et découvre son reflet agitant la main d’un air joyeux. La nausée l’envahit. Elle a l’impression de perdre pied, de voir la réalité, le monde tel qu’elle le connaît, se briser sous ses yeux. En arrivant à la fac, elle évite soigneusement toutes les surfaces réfléchissantes. Ce n’est pas si difficile finalement : il lui suffit d’éviter son reflet pour ne plus avoir l’impression de devenir folle.

A chaque fois qu’elle passe près d’une vitre, d’un miroir, ou de quoi que ce soit susceptible de lui renvoyer son image, elle prend soin de regarder ailleurs. Mais cela n’empêche pas son reflet de prendre vie : ignorer une chose ne suffit pas pour la faire disparaître.

Elle ne voit donc pas son reflet essayer d’attirer son attention. Écrire des messages, à l’envers, traçant les lettres dans la buée avec son doigt. Tambouriner d’un air furieux contre les limites de sa prison, dans le silence le plus complet. Léona apprend à vivre en ignorant son reflet. Elle met un point d’honneur à assister à tous ses cours, à rendre ses travaux en temps et en heure, elle pose des questions pour aller plus loin, en apprendre plus. L’étudiante parfaite.

Alors forcément, quand elle rate le premier cours de la journée, son absence est remarquée. Le professeur interroge les étudiants, ses amis s’inquiètent, essayent de la joindre. Elle arrive juste à temps pour son deuxième cours, essoufflée, catastrophée par cette absence involontaire. Après s’être excusée abondamment auprès du professeur, et avoir emprunté les notes d’un ami, elle se sent un peu mieux. «Ce n’est pas dramatique», se répète-t-elle en boucle. Après tout, ne pas entendre son réveil, cela peut arriver à tout le monde, l’erreur est humaine. Elle a du mal à l’accepter, mais elle a besoin de passer à autre chose. D’avancer. Sans ruminer le fait qu’elle n’a aucun souvenir d’avoir éteint son réveil, ni désactivé son alarme. Elle a dû le faire dans son sommeil, ce sont des choses qui arrivent. Elle verrouille ses pensées, et concentre toute son attention sur les cours qui s’enchaînent. Elle rentre le soir, le plus vite possible, et se plonge dans ses révisions. Elle ne s’accorde aucune pause, elle refuse de se laisser la moindre seconde pour revenir sur les événements du matin. Elle a trop peur de ses propres pensées, et de là où son cerveau pourrait la mener. Elle ignore soigneusement la petite voix qui lui souffle que cela a un lien avec son reflet. Cet affreux reflet vivant qu’elle évite si soigneusement depuis des semaines. Ce reflet qui la pousse à fuir les magasins et leurs cabines d’essayages, à se détourner des vitres et vitrines, qui l’a obligée à masquer son propre miroir de salle de bain. Chaque regard échangé avec son reflet, chaque mouvement capté du coin de l’oeil lui donne l’impression de sombrer un peu plus dans la folie. Elle n’en a parlé à personne bien sûr. Qui la croirait ? Elle a cherché sur internet, pour essayer de trouver une explication, quelqu’un qui aurait vécu la même chose, peut-être un diagnostique de maladie ? Rien. Elle était apparemment la seule personne au monde à être torturée par son reflet.

Torturée était peut-être un grand mot, ceci dit. Elle refuse de le voir, persuadée que c’est un signe avant-coureur de catastrophe, mais il n’a jamais paru menaçant. Sa simple présence terrifie Léona, et elle projette ses peurs sur cette manifestation surnaturelle. Le quotidien reprend ses droits, Léona se forçant à se comporter le plus normalement possible. Malgré ses efforts, elle se surprend à refuser de plus en plus souvent les sorties que lui proposent ses amis. Elle utilise ses révisions comme prétexte, se cache derrière la charge de travail demandée par les professeurs. Elle passe de plus en plus de temps chez elle, mais dort de moins en moins. Elle ne se laisse pas une seconde de répit. Son corps porte les marques de ce mauvais traitement : Léona a beaucoup maigri, elle a le teint pâle, et des cernes marquées. Elle ne s’en rend pas compte, bien sûr. Elle ne s’est pas vue dans une glace depuis des semaines. Des mois ? Les jours se suivent et se ressemblent, et les souvenirs se brouillent dans sa mémoire. Quand son reflet a-t-il commencé à lui répondre ? Elle ne sait plus, ne tient pas à se souvenir. Elle essaye de tout effacer, mais petit à petit, c’est elle qu’elle efface. Ses amis ne lui proposent plus de sorties, puisqu’elle refuse à chaque fois. Son téléphone ne sonne plus, sa boîte mail ne contient que de la pub. Elle s’endort un soir en se demandant si c’est vraiment la vie qu’elle veut vivre.

Lorsqu’elle se réveille, elle est déboussolée. Son réveil indique que l’après-midi est bien entamé, mais elle se sent épuisée, alors qu’après une telle nuit de sommeil elle devrait être dans une forme

olympique. Elle se lève, et est submergée par la nausée. Un début de migraine s’invite également. Abattue, elle se recouche, et attrape par habitude son téléphone. Le nombre de notifications lui saute aux yeux ; plusieurs messages l’attendent, et continuent à s’accumuler alors qu’elle les découvre : «Génial hier soir ! Et cette nuit…» «Ça fait du bien de te voir lâcher prise comme ça, à refaire
vite !» «Pas trop rude le réveil ?»
Une vingtaine de messages, tous du même acabit, défile devant ses yeux ébahis. Elle ne comprend pas. Elle s’est couchée hier soir, comme d’habitude, et est certaine de ne pas avoir bougé de chez elle. Il doit s’agir d’une blague de ses amis, une manière de moquer de façon fort peu subtile ses nouvelles habitudes de vie. Elle essaye de s’en persuader, mais quelque chose ne va pas. Elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus, jusqu’au moment où elle réalise : certains messages ne proviennent pas de ses amis, mais de numéros totalement inconnus. C’est impossible. Même si elle était somnambule – ce qui n’est pas le cas – elle ne voit pas comment elle aurait pu sortir, faire, apparemment, la fête toute la nuit, et revenir dans son lit. Le tout sans en garder le moindre souvenir.

Le lendemain, elle décide d’en parler à Jenny, sa meilleure amie. Celle-ci lui raconte la soirée en détail : l’arrivée de Léona alors que tout le monde pensait qu’elle ne viendrait pas, son attitude exubérante, son envie de danser, de boire, de faire la fête comme jamais auparavant. Elle raconte les différents bars où le groupe est allé, les rencontres, les discussions, la bonne humeur ambiante, et l’augmentation progressive du taux d’alcool. Elle raconte enfin les aux revoirs, la séparation du groupe, leur amie Axelle qui l’a raccompagnée jusqu’à sa porte. Le visage de Léona se décompose au fil du récit. Rien ne lui revient en mémoire, rien ne lui laisse penser qu’elle a vraiment participé à cette soirée. Et pourtant quand Jenny lui montre les photos, elle doit se rendre à l’évidence : elle n’était pas dans son lit la nuit dernière. L’inquiétude la ronge, mais quand elle en parle à Jenny, celle-ce balaye ses interrogations, mettant cette absence de souvenirs sur le compte de l’alcool.

«Tu as trop bu, voilà tout. Tu n’es pas la première à perdre des morceaux d’existence après une soirée un peu trop arrosée.»

Léona voudrait se contenter de cette explication, se persuader que c’est juste ça, une conséquence de sa consommation d’alcool. Mais elle n’y arrive pas. Ce sentiment diffus de malaise, qui ne la quitte plus depuis le premier contact avec son reflet, se fait de plus en plus présent. Il y a autre chose, elle le sait. Elle le sent. Alors quand elle se retrouve seule, elle décide de prendre rendez-vous avec son médecin. Peut-être est-elle malade ? Peut-être pourrait-il trouver une explication à cette absence ?

Le jour du rendez-vous, elle se sent fébrile. Elle explique son problème, passant sous silence l’histoire avec son reflet. Elle n’a pas envie de passer pour une menteuse, ou de s’entendre dire qu’elle a des hallucinations, elle veut simplement une explication pour cette perte de souvenirs. De toute façon, rien ne prouve que ces deux histoires soient liées. Rien. Elle se force à y croire. Le médecin l’écoute attentivement. Il commence évidemment par lui demander si sa consommation d’alcool peut expliquer les événements, puis face a ses dénégations envisage d’autres pistes. Rien n’est vraiment convaincant, et elle repart avec pour seule consigne de consulter à nouveau si cela se reproduit.

Malgré cette absence de réponse, elle se sent rassurée. Le médecin n’avait pas l’air inquiet, ni même surpris, c’est que ça ne doit pas être si grave, hein ?

Sa deuxième absence lui fait complètement changer d’avis. Cette fois, c’est non seulement une nuit, mais aussi la journée suivante dont elle ne garde aucun souvenir. Personne ne s’est rendu compte de son état, elle a apparemment suivi ses cours comme d’habitude, sa prise de notes le prouve. Mais rien ne lui revient. L’inquiétude déjà présente gagne alors en intensité ; elle se sent démunie face à ce problème qui n’a apparemment aucune cause médicale. La solitude lui pèse, mais elle n’ose pas s’ouvrir aux autres. Au contraire même, elle se renferme à nouveau, de plus en plus. Ses deux absences ayant commencé la nuit, elle commence à avoir peur de dormir, et réduit ses plages de sommeil au strict minimum. Sa consommation de café augmente, elle alterne avec des boissons énergétiques et lutte chaque soir pour ne pas sombrer. Elle aimerait pouvoir s’enfermer, mais comment faire alors qu’apparemment son corps est capable de se débrouiller même si elle n’en a pas conscience ? Si elle trouve un moyen de s’empêcher totalement de sortir une fois endormie, elle ne pourra plus sortir non plus quand elle sera éveillée… L’inquiétude devient angoisse, entretenue par le manque de sommeil et l’absence de vie sociale. Léona perd pieds. Elle n’a pas revu son reflet, elle n’ose pas essayer de croiser son regard. Elle sait à présent que les événements sont probablement liés, quelles seraient les chances de vivre deux choses aussi étranges sans aucun rapport l’une avec l’autre ?

C’est sa troisième absence qui la fait basculer dans ce qu’elle considère comme la folie. Une semaine entière a disparu de sa mémoire. Une semaine pendant laquelle son corps agissait sans qu’elle ne soit aux commandes. C’est déjà une pensée terrifiante, mais le pire ? Le pire c’est que personne ne s’en est aperçu. Elle cesse de lutter pour continuer à vivre aussi normalement que possible. Elle retourne voir son médecin, qui la met en arrêt pour surmenage, et lui conseille un professionnel qui pourra l’aider à sortir de ce qui ressemble à une dépression. Elle rentre alors chez elle, ferme sa porte à clé, et se réfugie dans son lit. La nuit tombe, et alors qu’elle s’endort malgré tous ses efforts, son reflet s’agite furieusement sur la fenêtre la plus proche.

Les jours suivants se passent dans un brouillard cauchemardesque. Léona ne sait plus comment agir, comment lutter pour reprendre le contrôle de sa vie. Elle mélange café et médicaments. Trop de médicaments. Trop de boissons énergisantes aussi. Et trop peu de nourriture pour que son corps fonctionne correctement. Elle ne répond plus au téléphone, persuadée que son état est aggravé par les interventions de ses amis. Elle n’ouvre plus sa porte, quelle que soit la personne en train d’y frapper. Elle se persuade que personne ne peut l’aider. Si ces gens voulaient son bien, ils se seraient aperçu que par moment elle n’était pas… elle. Et s’ils ne veulent pas son bien, elle ne veut pas les voir. La spirale infernale de la paranoïa la happe totalement, et fini de briser les derniers liens qui l’unissaient à sa famille, et à Jenny.

Quand elle sombre ce soir-là, il s’agit moins de sommeil que de son corps qui abandonne le combat. Elle n’a pas conscience que si elle continue à ce rythme, sa vie ne tiendra qu’à un fil. Elle se réveille malgré tout une fois de plus, et se lève machinalement. Avant d’avoir pu faire un pas, elle se cogne à une vitre qui – elle en était sûre malgré le brouillard qui régnait sur ses pensées ces derniers temps – n’avait jamais été là. En voulant la contourner, elle se heurte à d’autres parois invisibles. Une cage en verre. Quelqu’un l’a enfermée dans une cage en verre. Elle essaye d’appeler au secours, de hurler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Elle tambourine silencieusement sur les parois, complètement paniquée, jusqu’au moment où elle aperçoit une personne s’approcher. La silhouette est familière, le visage aussi. Malgré les changements subis par son corps, elle se reconnaît. C’est elle, sans être elle. L’autre allume la lumière, et en voyant sa salle de bain depuis un angle inédit, elle comprend. Cette personne qui la fixe en souriant d’un air triomphant, c’est son reflet. Son reflet qui a pris possession de son corps, alors qu’elle est maintenant prisonnière du miroir.

«Ne t’inquiète pas, je vais bien mieux m’occuper de nous que toi. On se verra souvent, je te raconterai.»

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